Qu'est-ce qu'une banane ? [Kamsan]

Une journée comme les autres. Monotone, ennuyeuse, qui a commencé par la découverte d'une grande cicatrice dans le bas du dos. Il faut dire que j'en ai oubliées la plupart tellement j'en ai, et que certaines, heureusement pour moi, ont disparu. Réveil de bonne humeur, donc, avec dans ma tête cette belle soirée qui tournait et tournait en boucle. Tsé, c'est que c'est à cause d'eux que je ne ressemblais plus à rien pendant un bon moment, sans aucun droit de sortir d'un souvenir d'enfance, et que j'ai finis par me retrouver sur une île paumée, dans un institut de petits bourgeois. Ça fait peur. Douche, inspection des vestiges d'une nuit engloutie, pensée pour mes soeurs à qui je devrais rendre visite un de ces jours. En sifflotant, tranquillement, je suis descendu à la cafétéria. L'appel de l'estomac... Il faut dire que je ne me suis pas levé très tôt. Peu de monde. Il doit y en avoir qui sont partis en vacances, la chance. J'aimerais bien avoir un endroit où foutre le camps, ne pas être interdit de balade sur le continent parce que, ô comble de l'horreur, les flics m'attendent, et comme ils sont responsables, faudrait pas leur foutre trop d'ennuis sur le dos non plus.

Il n'y a pas grand monde. Quelques solitaires assis dans leur coin, quelques groupes, mais personne que je ne connaisse. Je passe tranquillement avec mon plateau, prends de tout, comme d'habitude, même si ce n'est pas forcément de la grande cuisine. Enfin, de la grande cuisine, en tant qu'adepte des pâtes, kebab et MacDonald, je pense que je n'ai pas mon mot à dire. N'empêche que je n'aime pas forcément. Rien que les bananes dans la panière à fruits, là, ces longs machins jaunes et noirs, mous et au goût dégueulasse... Je prends une pomme sous le monceau de bananes, puis, au passage, un pot à eau à moitié rempli sur une table désertée, et je vais m'asseoir à une table au hasard. Plat chaud, entrée, je mange tranquillement, sans me presser, ça ne sert à rien. Ma journée passera sans rien avoir à faire, autant s'occuper un maximum de temps. Au moment de manger la viande, ce truc informe et gras noyé dans du jus, je m'arrête. J'aime pas ça. Je fais apparaître mon chaton, ni vu ni connu, et le fait monter sur la table. Depuis que je l'ai récupéré, lui... Je prends des bouts de viande à la main et les lui donne. Allez savoir si une âme a besoin de manger, si ça change quoi que ce soit en fait, allez savoir comment il digère... En tout cas, ce que je sais, c'est qu'un chat aime ses saloperies, et que je ressens le plaisir de l'animal, celui que je n'aurais pas eu en avalant "ça" moi-même. Les âmes sont vraiment fantastiques. Le chaton ronronne. Je lui grattouille le cou, le plaisir me revient, c'est grisant. Léger sourire.

Une bande de jeunes passe devant ma table, l'un d'eux attrape le chaton au vol et le regarde un instant. Envie de faire chier le monde, il rigole, se fout de ma gueule, quelle poésie, on dirait une nana. Il n'avait pas du capter que c'était mon âme. L'animal disparait, réapparait sur l'épaule du gars et fait mine de le mordre au cou, ses petits dents pointues à un doigt de pénétrer la peau. Instant de panique des quelques sales gosses, ils ont du suivre les cours, ces imbéciles. Oui, une morsure et tu es mort, comme ces imbéciles qui m'avaient attaqué auparavant. Retrait immédiat, ils fuient en s'excusant platement. Lamentable. Des vraies tapettes. Les jeunes ne sont plus ce qu'ils étaient. Je récupère ma bestiole, tout sourire d'avoir pu faire peur à quelqu'un, et recommence à lui faire manger mon plat. Lorsque les bouts de viande furent engloutis - vu la taille du plat et celle du chat, c'est à douter de l'existence réelle d'un estomac chez les âmes -, j'attaquai tranquillement ma pomme tandis que mon âmounette - je ne suis pas une nana, non mais, j'ai le droit d'aimer les chats et plus particulièrement mon "égo" - s'occupait de nettoyer l'assiette avec délice. Lorsqu'une voix se fit entendre derrière moi. A ce que j'avais vu, c'était une fille seule à sa table, en train de manger le dessert sans avoir commencé l'entrée. Je me retournais à moitié, juste assez pour la voir avec sa banane. Choc moral. Pas mauvais?? A croire qu'elle n'en avait jamais mangé, de cette horreur. Je me retournais totalement sur ma chaise, tandis que le chaton noir continuait son bonheur.

"T'as jamais mangé de bananes ou quoi?

Mon regard tomba sur son assiette. Un morceau de peau à moitié mâché, une charcuterie végétale, de quoi me retourner l'estomac si j'avais eu le vent en face. L'odeur de la banane, c'est comme le goût, ça m'écoeure...

"Apparemment non, t'en as jamais mangé... Comment on peut aimer cette saloperie?

Je souris. Il y avait des cas dans le coin, c'était hallucinant. Des gens qui avaient l'air de sortir du fond d'un trou, tant par la gueule que par le comportement et la culture générale. Il fallait voir la couleur de la peau de la fille, aussi... Un peu de bronzage ne lui aurait pas fait de mal... Je pris mon chat par la peau du cou et, comme il avait finit mon assiette, l'envoyait sans ménagement sur la table de la fille, où il glissa quelques secondes avant de planter les griffes pour se stabiliser. Mais sans râler, bien sûr. Il ne tarda pas à trouver le plateau presque vide, à engloutir les restes en poussant sur le côté les restes saccagés de la banane, du bout de la patte. Je croquais à nouveau dans ma pomme sans quitter la nana des yeux, pour voir si ça me ferait une jeune de plus à terroriser...

La jeune femme eut un regard curieux. A croire qu'elle n'avait jamais vu d'hommes non plus! Cela m'aurait tout de même étonné. Et puis, elle aurait au moins dit, t'es quoi toi? Société décadente. Le monde se fait fou. Dans ses yeux, je lu tout de suite que je ne lui plaisait pas. Ce n'était pas mon but, c'était même plus excitant! Emmerder le monde, quand on n'a rien d'autre à faire, c'est grandiose. Bête curieuse. Elle m'observait, observait le chat qui lui nettoyait son assiette, un peu choquée apparemment, ou je ne sais quoi, par ma façon de parler peut-être, ou de traiter mon âme... Ah mais, bien sûr, tout le monde n'est pas là depuis longtemps! Sourire. Elle avait de la répartie. Mais je n'étais pas con, je savais bien qu'il y en avait pour aimer les bananes, mais moi, quand je n'aime pas quelque chose, mais alors vraiment pas, je le dis comme je parle d'habitude...

"Oh, pardon. J'ai choqué mademoiselle. Faudrait-il que je me retire pour ne pas gêner la fin du repas? Oh, pardon encore une fois, le chat a salit votre assiette...

J'avais dit ça sans me retenir pour exagérer. Elle n'avait rien à apprendre, elle qui n'avait jamais mangé d'un des fruits les plus mangés au monde. Elle se détourna et regarda mon âme. Oui, qu'il est mignon, n'est-ce pas? C'est bien le but. J'aime bien les chatons, parce qu'ils ont l'air totalement inoffensifs et doux, avec leurs petits yeux ronds et leur façon de marcher hésitante et casse-gueule, mais au fond, ils savent griffer, mordre... et même tuer. La loi de la nature. Et puis, le mien était très réussis dans le genre. Il fallait vraiment regarder et connaître son espèce dans le moindre détail pour trouver des différences avec un animal réel. A force d'entrainement et de ratages... Ce sont les grands avantages de savoir se débrouiller tout seul, d'avoir foi en un entrainement régulier et intensif, et surtout, d'avoir une soeur qui s'y connait... qui a presque appris pour moi en fait, parce que l'expérience à laquelle j'avais eu droit avait sûrement alimenté ses rêves de gosse... Je retins un éclat de rire à sa question. La pauvre, elle allait être outrée, j'allais me prendre une gifle ou me faire cracher dessus, quel monstre! Après le mauvais traitement que je ne réserve qu'à lui, qu'à mon matou, je n'ai même pas eu l'intelligence de le nommer... Enfin, c'est mieux comme ça, parce que "âme", c'est pourri, "égo", ça le fait moyen, et simplement, donner un nom à son âme, c'est un peu prétentieux. Ce que je ne suis pas totalement, quand même.

"Il n'a pas de nom. Pas besoin.

Je le regardai se remettre à lécher l'assiette, rapidement, pour finir le boulot. Petit bout de chou, il avait fait craquer pas mal d'enfants lui, un vrai tombeur. En plus, ça attire les filles, ce penchant de douceur, même si je n'ai pas encore pu vraiment me servir de cet atout. Puis l'animal s'approcha, comme hésitant, de la jeune femme. Ses yeux étaient passés à un bleu un peu plus foncé que quelques minutes auparavant, totalement imperceptiblement toutefois. Un changement d'humeur, de lui comme de moi, un peu plus joueur. Va chercher bonheur... Il s'approcha, encore, renifla la main inconnue puis se serra contre la jeune femme, se gratta la gueule contre sa main. Un ronronnement commença à le faire vibrer comme un téléphone portable, et il se gratta de plus belle, avec un entrain non contenu. Décidément, les plaisirs des chats sont extra-ordinaires. C'est pour ça que je l'aime tant mon chaton, quand les gens le grattouillent, il n'y a pas que lui qui ronronne de plaisir...

"Alors, nouvelle? Tu découvres? Une île comme ici, les premières bananes de ta vie, c'est comme des vacances de luxe, non? Si c'est pas beau ça.

Je souris, me penchais un peu vers elle sur ma chaise et grattait le cou de mon chaton, qui se désintéressa exprès d'elle pour me mordiller le doigt. J'aurais presque été sûr que son "poison" ne me ferait rien. Il faudrait que je me renseigne avant de faire des conneries.